La fille du RER

Publié le par zarzuela

La jeune fille et les mots


La fille du RER, le dernier film d'André Téchiné, s'inspire du cas de Marie-Léonie L., mythomane ayant fallacieusement endossé il y a quelques années le costume de victime d'agression antisémite. Mensonge qui lui avait valu une des journaux et soutien de président Chirac, juste le temps que la police remarque un peu tardivement les incohérences et les lacunes de son histoire. De ce fait divers pénible, une pièce de théâtre a été écrite, dont André Téchiné a fait un film.

Mythomanie performative

La particularité du fait divers en question consiste donc en ce qu'il ne repose pas sur les éléments sanglants, horribles et avérés inhérents au genre, mais uniquement sur une forme vide, une mystification à laquelle rien de vérifiable ne correspond. Ce mensonge bien que vide, ou justement parce que vide, fut performatif : il ne manqua pas d'opérer des effets sur le réel, médiatique donc social, tout comme une pompe à vide crée une différence de pression, suscitant la rétractation de l'objet et sa déformation.

Téchiné clairement ne s'intéresse pas à cette performativité du discours mythomaniaque : dans « La fille du RER », personne ne croit vraiment au mensonge de Jeanne.

C'est embêtant, car tout l'intérêt de la mythomanie réside dans sa capacité à faire gober des choses proprement incroyables à des gens sains d'esprit. La force de persuasion du mythomane relève presque de l'enchantement. Or, cette dimension-là pourtant génératrice de narration et, à ce titre, passionnante pour un cinéaste, est totalement absente.

Comment faire un film à partir d'une coquille vide, si en outre on fait l'impasse sur les effets de ce vide dans la réalité ? En parlant de ce qu'il y a autour, sans jamais tenter de faire de ces « circonstances » et de ces « conséquences », comme s'intitulent les deux volets du film, des éléments d'explication, reliant telles causes à tels effets.


Ce qui se tient autour

Les circonstances sont les suivantes, si nous y incluons les personnages et leur mise en place dans l'histoire :

- une jeune fille à visage de madonne, Jeanne

- sa mère aimée, aimante et sympa, Louise

- un pavillon de banlieue avec joli jardin à côté du RER

- un diplôme de secrétariat

- une recherche d'emploi plutôt mollassonne

- des déplacements à roller

- un mp3 sur les oreilles

- un fiancé un peu loulou, trempant dans quelque affaire comme il se doit un peu loulouche

- un jeune couple qui joue à la vie à deux en banlieue dans l'appartement d'un magasin de drogues en gros.

Ces circonstances diverses sont toutes accompagnées d'une invariable : Jeanne ment. Sur de petites choses, sur ses vacances, sur son emploi du temps, sur à peu près tout. Le mensonge a ceci de perturbant qu'il contamine tout le reste du discours, qui de ce fait devient susceptible d'être toujours mis en doute. Ce que Descartes disait du doute qui devient comme l'indice du faux, vaut pour le mensonge du mythomane : une fois qu'il a menti, c'est l'ensemble de son discours qui devient potentiellement mensonge, indépendamment des parcelles de vérité qu'habilement il ne manque pas d'y inclure.

L'un ou le multiple

Mais la démarche de René et celle du mythomane sont comme deux chemins qui vont en sens inverse : si Descartes utilise le doute pour trouver ce qui précisément lui résiste, à savoir la vérité unique et indubitable, le mythomane crée au gré de son caprice, ex nihilo, une multiplicité de « vérités » (oui, ce sont des vérités puisqu'elles sont crues dans un premier temps) qui vont, un jour ou l'autre, être mises en doute par ses interlocuteurs.

Une multiplicité débridée caractérise en effet le discours mythomaniaque, qui diffère du mensonge normal inhérent à toute vie en société et à toute vie psychique saine. Il vise en effet non pas à arrondir les angles entre humains contraints à vivre ensemble, mais à donner à celui qui ment un caractère d'exceptionnalité, à en faire un être remarquable, à part, dont la dimension fabuleuse se manifeste par un trait essentiel : il est avant tout une victime. Victime de maladies rares et multiples, victime d'accidents divers, victimes d'ignominies et d'iniquités, sempiternelle victime d'un manque de bol impitoyablement confirmé.

Le mythomane ipso facto se montre un roi de la prise d'otage psychologique : essayez donc de vous montrer sceptique face à celui qui vous annonce tout de go souffrir d'une maladie rare et dégénérative ne lui laissant que quelques mois à vivre...

Le mensonge mythomaniaque par ailleurs ne remplit aucune fonction utile, dans le sens où son énormité, après l'avoir servi, le dessert. Plus il fabule, plus ça marche, mais plus le risque d'être démasqué s'accroît. Sa dynamique le voue donc structurellement à l'échec.


Magma

J'ai moi-même croisé des mythomanes, de vraies pointures. L'énigme posée est de taille : que se passe-t-il donc dans leur tête malade ? On ne le sait pas. Ils (en l'occurrence elles) n'avouent jamais, surtout pas face à l'évidence, surtout pas face aux preuves. De ces éléments, sinon de vérité, du moins de réalité, on espère toujours, un peu naïvement, qu'ils vont opérer une sorte de conversion du mythomane confondu et le pousser à confesser son crime. Or, l'expérience prouve que preuves et témoignages ont pour seul effet de susciter chez le menteur une kyrielle de nouveaux mensonges, démultipliés avec l'énergie et l'habileté du désespoir.

Comme l'acide déposé sur le calcaire entraîne la disparition de celui-ci pour ne former qu'un amas liquide et grumeleux, la réalité jetée à la face du mythomane ne fait que brouiller davantage les pistes : on ne sait plus que croire, faute de pouvoir distinguer le vrai du faux dans ce magma informe.

Le revirement de Jeanne (qui reconnaît rapidement avoir menti) n'est donc pas du tout crédible, sauf à dire qu'elle n'est pas mythomane, ce que contredisent les éléments en jeu et notamment le fait qu'elle se pose en victime. Le spectateur assiste à la mise en scène de son mensonge et les personnages du film ne croient pas plus que lui à ce que raconte la jeune fille. Téchiné nous décrit une très mauvaise mythomane puisque personne ne la croit vraiment. Or c'est bien simple, une mauvaise menteuse n'est pas une vraie menteuse, ceci dit pour faire un épouvantable jeu de mots.

Téchiné nous parle en fait de Jeanne, jeune fille moderne avant d'être un cas pathologique et médiatique.


Ultra moderne jeune fille

Il la filme sage et solaire, au visage de préraphaélite. Une madonne du 21ème siècle : elle ne marche pas, elle glisse (sur des rollers), elle n'entend pas (elle a les oreilles occupées par un mp3), elle est naïve (elle ne comprend pas que son mec est un macho qui apprécie surtout sa soumission), elle est simple, étrangement sans histoires.

L'énigme qu'elle représente est abordée de façon visuelle, comme le prouve la scène de la drague par chat-webcam. L'image numérisée de Jeanne donne d'une certaine façon une vérité à son visage, l'incarnant et le désincarnant d'un même geste. Le mouvement, la lumière sont captés partant du visage et s'exerçant sur lui, comme s'il était une matière modelable, changeante à chaque fraction de seconde. Un visage décomposé et recomposé sous nos yeux qui nous donne à voir une vérité certaine : l'individu est, par nature, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre. Et voilà bien d'ailleurs la seule chose que l'on puisse en dire.

Jeanne et Franck ne se regardent jamais pendant la scène. Leurs regards s'évitent, ou sans doute ne peuvent-ils faire autrement puisqu'ils ne s'adressent qu'à l'ordinateur. Ils se regardent par écran interposés, comme s'ils ne se connaissaient pas. Les mots qu'ils s'envoient en même temps relèvent de l'habituel blabla, presque un code destiné à un contexte prédéfini, celui de la drague. L'image ici prime complètement sur le langage, réduit au rang de signal de parade nuptiale. L'image ici est vraie, n'en déplaise à la philosophie. Elle est vraie en ce qu'elle traduit notre essence, la temporalité, le changement perpétuel.

Elle est vraie aussi en ce que notre époque, pardonne-moi lecteur cette tarte à la crème, se déroule effectivement dans un registre sensitif et visuel, globalement inapte au langage et à la symbolisation.


Jeanne est donc bien de son temps, fille-image, et fille de l'image. Lorsqu'elle évoque la mort de son père, c'est pour dire fièrement que Paris-match en avait parlé, maniant un pathétique langage de clichés « Mon père ce héros humanitaire qui vraiment n'avait peur de rien ». Un blabla de plus, des images toutes faites.

Elle est aussi de son époque en ce qu'elle ne s'ancre dans rien, sinon dans une relation symbiotique (ce terme visant à éviter celui de fusionnel qui commencerait bien à me sortir chouia chouia par les naseaux) avec sa mère : née à Baden-Baden, fille de militaire, son père mort, sans amis, socialement moyen médium, secrétaire en devenir, elle est ignare, sans tradition familiale, sans attaches régionales ou nationales, sans intérêt particulier pour ceci ou cela. Sans identité propre, exactement comme la banlieue où elle vit. Soumise, comme dit Franck, son petit ami testostérone. Soumise au désir de l'autre, soumise aux images sociales.


Judaïté et culture contre roller

Son mensonge en fait lui sert bien à quelque chose, usurper une identité. Mais pas n'importe laquelle ! Celle d'une fille juive molestée par antisémitisme. Elle choisit ainsi d'être imaginairement le contraire de ce qu'elle est réellement : ancrée dans une histoire, une tradition, un passé, des liens socio-familiaux complexes et structurants.

La famille de Samuel Bleistein (« pierre de plomb » en allemand, peut-on rêver d'un patronyme plus chargé, plus lourd ?) possède tout ce qui fait défaut à Jeanne en termes d'identité. Les signifiants abondent, que dis-je ils pullulent en matière d'héritage gréco-latin et biblique, autrement dit humaniste : l'école de la République qui a permis au fils d'immigrés juifs de devenir un maître du barreau parisien, les statues africaines qu'il collectionne (elles renvoient à un intérêt occidental pour les autres cultures), les discussions sur l'hybris (j'y reviendrai), la beauté, les querelles entre juifs libéraux et juifs pratiquants, etc. La famille Bleistein baigne dans le langage, dans le signe, dans la culture au sens premier du terme.

Autant dire que pour Jeanne, invitée avec sa mère à passer un week-end chez les Bleistein, ce type de discours est totalement insensé : elle n'y comprend goutte, faute de références et d'aptitude à sortir de la sensation. C'est sûr que le roller, côté références, c'est moyen.

L'hybris de Jeanne

Pourtant, ce sont les Bleistein qui ont les clés qui lui manquent : lorsque Judith (Aaaahhhh, Ronit Elkabetz, comme toujours formidable) se dispute avec son mari à propos de l'hybris, (sujet de dispute conjugale en soi peu usuel), ne parle-t-elle pas à son insu précisément de Jeanne, telle une Pythie moderne ?

L'hybris des grecs, la démesure, est une faute consistant à vouloir davantage que ce que le destin (Moïra) nous a attribué en terme de rang social, d'argent, de réputation, de relations etc. Le destin étant par définition juste mesure, vouloir plus est en soi signe d'orgueil, forcément démesuré.

Le mensonge de Jeanne ne s'inscrit pas tant dans un registre psy-psy (la fusion avec sa mère tout ça) que dans un registre disons, culturel occidental : elle a fait preuve d'orgueil en s'accaparant la souffrance séculaire des juifs, revendiquant une sorte d'héritage symbolique qui ne lui revient d'aucune façon. Elle rêve de grandeur (historique sociale doloriste) sans pouvoir en acquitter le prix, faute de moyens. Là réside sa faute. Et, telle une Nemesis, la société (donc les media) va se venger.

Ce sera un troisième teme qui la sauvera : l'amour de Nathan, héritier des Bleistein, porteur de la tradition juive, qui ne lui pardonne rien (il ne s'estime pas offensé) mais l'aime patiemment, presque chrétiennement pourrait-on dire.

Mais ce n'est pas tout : le passage à vide qui suit son aveu, concrétisé entre autres par une garde à vue, va lui permettre de passer à l'âge adulte, quittant le statut de grande soeur symbolique des enfants que garde sa mère. Cette traversée du désert, pour pénible qu'elle soit, la sort du magma de sensations immédiates qui constituaient son univers pour la faire accéder à un monde symbolique plus élaboré, donc plus riche.





Fille du rer Fille du rer

Publié dans Analyses

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R
http://www.dailymotion.com/video/x4e83a_trailermw_people
Répondre
Z
<br /> Bonjour Rachid ! J'ai du mal à saisir le rapport avec la fille du rer, mais j'ai été voir le lien que vous indiquez : est-ce que ce film sera distribué en France ?<br /> <br /> <br />