Mammuth
Vieille barbaque n'est pas morte.
Mammuth montre des gens simples, loin d'un propos politique qui les réduirait à n'être que de misérabilistes illustrations, loin de toute démonstration, sans une once de condescendance grinçante façon Chatillez. Mammuth montre des gens simples qui travaillent, dont la vie est soit pourrie par le boulot, soit toute entière ordonnée par lui. C'est le cas de Serge Pilardosse, qui à peine retraité tourne en rond comme un lion en cage : ce qui le tenait, son travail aux abattoirs, n'est plus. Le voilà donc livré à sa propre carcasse, faute de porter celles de cochons abattus. Petit pavillon, petite ville, petite vie. Pourtant, ces petites gens sont on ne peut plus imposants : gros corps, larges bedaines, viande difficile à trimballer parce que vieillie et fatiguée. La vieillesse est l'âge où le corps reprend ses droits et se rappelle à notre bon souvenir via ses dysfonctionnements, ses incapacités, son poids excessif qui entrave le mouvement. Voilà ce qui frappe en regardant Mammuth : la mise en scène de la barbaque humaine. Serge et Catherine incarnent au sens propre du terme ce qu'est un corps de vieux.
Premier degré
Comme c'est Depardieu qui joue Serge, l'évidence de la comparaison s'impose et le spectateur ne peut s'empêcher d'évoquer le svelte et jeune acteur des années 70 pour se dire que, décidément, le temps est sans pitié. Cette prévalence de la carne sur l'esprit est encore accentuée par le fait que les personnages semblent dénués de réflexion, voire de conscience, dans la mesure où celle-ci suppose un second degré, une mise à distance de soi à soi. Or, Serge et Catherine sont au premier degré, toujours. Ainsi cette scène désopilante où Serge contemple le puzzle offert par ses collègues tandis que Catherine remarque : « Ah ben ça, c'est sûr, c'est mieux qu'un micro onde ou qu'un écran plat. Y a pas à dire, ils se sont pas foutus de ta gueule ». L'ironie est pour nous évidente, mais rien n'est moins sûr : il est fort probable que Catherine ne dise là rien de plus que ce qu'elle pense, au pied de la lettre.
Cette absence de conscience n'est pas un défaut, elle n'empêche rien, et surtout pas l'imaginaire que l'on va voir prendre corps au fur et à mesure du voyage de Serge en moto. Catherine, solidement ancrée dans le réel, a en effet pris en charge les démarches administratives et envoyé l'époux désoeuvré chercher les papelards qui manquent pour constituer sa pension de retraité. Ce voyage dans l'espace entraîne une remontée dans le temps, puisque Serge démarche tous les employeurs qui l'ont fait travailler revenant ainsi sur les lieux de sa jeunesse. Pour autant, tout flash-back visuel est résolument banni. C'est que le passé ne peut par définition plus exister comme présent, mais comme une strate mentale faisant partie du présent. C'est pour cette raison, parce que le corps présent est irréversiblement vieux qu'il ne peut être question de faire comme si on pouvait revenir en arrière, rembobiner mine de rien la pellicule. Les jeux sexuels entre cousins 45 ans après butent sur l'obstacle de prostates défaillantes : le passé ne peut pas se réitérer. Et lorsque Serge revit les dialogues passés qu'il eut avec Adjani, son premier amour, leurs voix sont celles d'aujourd'hui.
Reste évidemment la troublante jeunesse d'Adjani qui nous fait oublier de façon phénoménale la chirurgie esthétique à laquelle elle est due, preuve s'il en est de son immense talent d'actrice. Le défunt premier amour de Serge a toujours été là, mais comment aurait-il pu se manifester dans une existence marquée par le pascalien divertissement qu'est le boulot ? Pour que le passé ait la possibilité de ressurgir, il faut une vacance, il faut du vide, il faut, précisément, la retraite.
Suréalisme quotidien
La collusion inattendue de deux strates temporelles qui devraient s'exclure est fort intelligemment marquée par l'usage de deux formats de pellicules. Le 16 mm à gros grains indique le passé au présent, le 35 mm le présent lui-même. Dans les hommes vieillis que croise Serge, dans le spectre de son premier amour qui l'accompagne, dans les changements (la minoterie devenue studio multimedia) qui effacent ce qui a été se marque le passé. Et qu'est ce que l'imaginaire sinon cette annulation de la chronologie, cet entremêlement de deux dimensions temporelles en théorie opposées ?
L'imaginaire s'accommode très bien de l'absence de conscience et du quotidien. Pas besoin de farfouiller dans les tréfonds de l'inconscient pour en aborder les rivages. C'est le quotidien le plus trivial qui regorge d'absurdité et de surréalisme. L'entretien de la nièce de Serge avec un recruteur, le monologue alphabétique de Catherine au téléphone avec la caisse de retraite, le discours annoné par le directeur des abattoirs au son des chips mâchonnés par les employés sont autant de preuves que l'imaginaire n'a besoin d'aucun artifice pour exister. L'absurde est au coin de la rue. Remarquons en passant que l'opposition n'existe pas tant entre réalité et imaginaire qu'entre imaginaire et travail. Pour « être bien », il faut ne rien faire. Et le personnage le plus poétique du film, miss Ming, est absolument inapte au turbin. Cette incapacité foncière va de pair avec l'inventivité et la création.
L'existence humaine est misérable parce que nous savons que nous allons mourir. Le cadavre dans le supermarché, le cercueil qu'exhume Serge du caveau, le fantôme d'Adjani décédée sont là pour nous le remettre en mémoire. A cette misère d'être mortel s'ajoute celle d'avoir un corps qui nous trahit. De ces tristes constats pourtant ne naît aucun désespoir. L'amour est là quoiqu'il en soit et l'inattendu. Mieux que tout discours idéologique, Delépine et Kervern nous le font bien comprendre : la vraie mort, c'est le travail.