Lebanon
Le premier jour de la première guerre du Liban, quatre jeunes Israëliens se retrouvent dans un tank. Envoyés dans un village déjà attaqué par avion, ils sont chargés de « nettoyer » l'endroit. Très vite, ils se perdent, à tous les sens du terme : enfermés dans le tank et privés d'un rapport direct à l'extérieur hostile et inconnu, ils n'ont plus de repères. De cette incertitude quant à leur position géographique découle un délitement de leur psyché, écrasée par la perspective d'une mort soudain devenue perversement possible. La présence temporaire dans le tank du cadavre d'un soldat de Tsahal ne manque pas de leur rappeler le sort qui les attend, ravivant si besoin est cette obsédante angoisse.
Privés de la vue directe (seul le viseur du canon leur donne une vision partielle et déformée de l'extérieur, les empêchant d'être vus eux-même : barrière paradigmatique qui constitue la relation même à l'ennemi qui ne peut voir leur visage), privés de repères sonores (les bruits du tank sont trop prégnants, seule une ligne téléphonique les relie à leur supérieur qui lui-même ne dit pas tout), privés d'autonome motrice (le tank ne fonctionne plus), englués les uns aux autres dans des relations de pouvoir dysfonctionnelles (le chef théorique se révèle incapable de tenir les rênes, c'est un subalterne qui va donc s'en charger au mépris de la hiérarchie), ils expérimentent un état inhabituel, celui de la guerre, qui les confronte pieds et poings liés à la perspective imminente d'une mort violente. Tout le film se déroule à l'intérieur du tank, à l'exception du plan final. Ce huis-clos dans une cellule métallique remplie d'urine, de mégots et d'essence provoque un effet oppressant, à l'instar de ce que vivent les personnages et de ce qu'a lui-même vécu le réalisateur à l'âge de 19 ans.
Critique d'une critique
Sur Lebanon, je lisais ici une critique fort intéressante. D'abord en ce qu'elle est très personnelle, se distinguant à ce titre du résumé descriptif qu'en ont fait la plupart des gens payés pour pondre des textes sur les films. Intéressante aussi en ce qu'elle établit un parallèle entre « l'abjection » du travelling de Kapo et celle d'une scène de Lebanon. A ce propos, un petit flash-back s'impose : en 61, Rivette publie dans les Cahiers « De l'abjection », un article sur Kapo, film de Pontecorvo qui serait gentiment tombé dans l'oubli si le critique n'en avait épinglé un malheureux travelling, qu'il s'empressa d'immortaliser en l'érigeant en paradigme cinématographique de l'immoralité (pour ne pas dire de la putasserie la plus méprisable). Faire un travelling sur le cadavre d'une jeune déportée serait abject. Faire pleurer le spectateur sur la Shoah, sujet irréductible à toute larmoyance, serait abject. Un simple travelling, concluait Jacquo, est affaire de morale : il est abject de montrer complaisamment la mort d'un déporté.
N'est pas abject en revanche le jugement métonymique d'un critique qui prend un plan du film comme en exprimant le tout. Non non non non non pas du tout. Comment l'exprimer sans me rouler par terre avec la bave aux lèvres ? Aaaahhh, sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille....
Alors voilà : Rivette fait des films ultra-chiants. Rivette fait des films ultra-chiants sur de tout petits sujets minuscules. Rivette fait des films ultra-chiants sur de tout petits sujets minuscules qui parlent à certains jeunes gens de la rive gauche mais sinon à personne. Que Rivette délivre alors des leçons universelles de morale cinématographique nous paraît pour le moins déplacé. Voire risible. Qu'on continue à lui emboîter le pas 50 ans après nous laisse en outre rêveurs. Oui nous aimons le nous majestatif.
Décalage inévitable....
Mais revenons à la critique de Lebanon : selon Raphaëlle Pireyre qui se fonde implicitement sur la thèse de Rivette, l'abjection dont fait preuve Samuel Maoz consisterait ab initio à prendre en otage le spectateur, en prétendant le mettre dans la même situation que les quatre personnages du film enfermés dans le tank (champ visuel réduit, effets sonores oppressants etc), expérience qu'il vécut lui-même. Tentative pour forcer l'identification du spectateur d'une part putassière, d'autre part vouée à l'échec du fait même de la place de celui-ci, nécessairement extérieure. Or l'expérience, nécessairement vécue de l'intérieur, comme nous l'apprend Raphaëlle Pireyre, est intrinsèquement impartageable. Cette critique joue sur un truisme : oui, inévitablement, structurellement, l'extériorité du spectateur subsiste. On ne saurait prêter à Maoz une naïveté telle qu'il crût le contraire possible. Il est évident que spectateur et personnages ne se confondent pas, confusion mécaniquement impossible, aussi impossible que de se mettre à la place de quelqu'un d'autre. Là où les maîtres de la distanciation entendent casser les codes de l'identification, Maoz joue au contraire sur les effets sensoriels primaires pour faire ressentir au spectateur ce qui se passe à l'écran. Raphaelle Pireyre y voit une forme de putasserie. Nous y voyons pour notre part au contraire l'autorité de celui qui a vécu une expérience traumatisante et qui de ce fait peut sinon en parler (Maoz s'est tu pendant plus de deux décennies) du moins la montrer. Avoir vécu ce qu'on évoque, laisser agir au bout de vingt ans sa mémoire la moins élaborée constituent pourtant de sérieux antidotes à la putasserie.
mais ça marche...
Le fait est, malgré l'incontournable décalage entre spectateur et images, que cela fonctionne : la promiscuité oppressante, la peur, se ressentent. Par ailleurs, si ce qu'il montre est primaire (dans la mesure où il joue sur les sensations les plus immédiates), il n'en reste pas moins que cela correspond à la réalité de ce qu'est la guerre vue d'un tank, situation matérielle qui déforme les repères habituels dans l'espace et le temps, réalité marquée par la menace qui pèse constamment sur la vie des soldats. Nous sommes extérieurs et nous sommes dans le tank, par le biais précisément des sensations directes qui nous impressionnent. Il n'y a pas ici stylisation, mais rendu élaboré a posteriori de ce que Maoz lui même a éprouvé en 82. Bien entendu, il ne peut s'agir d'un décalque parfait : plus de vingt ans ont passé, et, nous le répétons, le spectateur reste par définition extérieur. L'inconfort suscité est néanmoins réel. Être enfermé dans un tank largué au milieu de nulle part aiguise les sensations (seuls repères désormais), aiguise aussi les rapports de force entre les personnages, renvoyés par la menace de mort imminente à leurs failles ou à leurs forces de survie. Les remparts de la vie sociale n'existent plus, la psyche est mise à nu, dévoilant la folie, la peur, la présence des mécanismes de défense de chacun. Le spectateur bien installé dans son fauteuil ne peut s'empêcher de se demander sur les réactions qu'il aurait lui-même dans telle situation, preuve s'il en est que l'identification a bien lieu.
Lebanon n'est pas Kapo
La scène « abjecte » du film, celle qui ferait pendant au travelling de Kapo, montre une femme libanaise dont la famille vient de mourir errer à moitié nue sur les décombres de sa maison. Serait donc abjecte le long plan sur elle nue cherchant à se couvrir face aux soldats israëliens. Cet étirement du temps qu'implique le plan renvoie à ce que vit en réalité celui qui observe la scène, confronté pour la première fois aux effets matériels de la guerre sur l'autre, sur l'ennemi soudain incarné de façon insupportablement humaine, loin des représentations abstraites qu'il peut en avoir. Choquée (elle vient de perdre sa fille), la femme fixe longuement le viseur du tank (donc nous, les spectateurs), sans pouvoir évidemment voir le tireur, qu'elle regarde droit dans les yeux. Lui la voit, elle le regarde mais ne peut pas le voir : voilà le tireur renvoyé à sa culpabilité face à laquelle il reste seul, le contact direct avec sa victime lui étant interdit par le dispositif même du tank, métonymie de la guerre.