Ne touchez pas la hache.

Publié le par zarzuela

Macache walou


Il m’a déjà été donné ici de relater ce phénomène étrange qu’est la persistance contre vents et marées et contre un demi-siècle de passé sous les ponts du culte de la nouvelle vague chez un certain public. Parmi les idoles vénérées de cette curieuse secte, Rivette.

J'ai pour ma part au moins une excellente raison d'en vouloir à ce cinéaste qui m'asséna il y a quinze ans 2 heures 49 minutes (mon Dieu, mes nerfs en vrillent encore) de chiantise absolue avec « Haut bas fragile ». Une comédie musicale avec des actrices qui dansent comme deux pieds gauches et chantent comme mémé, traitant de choses hyperprofondes (la filiation, le sens de la vie tout ça), offrant les incontournables poncifs pseudo-intello liés au genre (le personnage du passeur tout ça). Une vraie purge. Il ne vint pourtant à l'esprit de personne de reconnaître avoir nerveusement ricané face à pareille daube, et pour cause : l'hérésie eût valu à son auteur l'excommunication immédiate, le bannissement sine die de la communauté cinéphilique, la pendaison en place de la Sorbonne.

La pression était immense, immense, ah, lecteur, tu n'imagines à quel point. Quelle solitude je connus ! Et me voilà 15 ans plus tard confrontée au dernier opus du maître, Ne touchez pas la hache. Le trauma originel allait-il s'en trouver réactivé ?



Révérence littéraire

J'ai depuis ce tragique épisode compris une chose : si les adeptes des cahiers du cinéma et de la cinémathèque adorent inconditionnellement, aveuglément, principiellement la nouvelle vague, c'est pour la dimension littéraire qu'elle revendique. Ca rassure la littérature, c'est tellement français, tellement parisien, tellement prépa rive gauche.

La hache à ne pas touche est en l'occurrence adaptée d'un livre de Balzac, La duchesse de Langeais. Le thème est à la fois classique et littéraire, évoquant l'amour en décalé et voué à l'échec de Montriveau, héroïque soldat tourmenté, aussi gai-luron qu'un ciel d'orage, et d'Antoinette de Langeais, piquante coquette fréquentant les salons. Elle est le jour et lui la nuit : superficialité contre profondeur, apparence contre essence, marivaudage-oeillades-mot d'esprit contre sombre-silence-recélant-d'abyssales-profondeurs, féminitude papillonnante contre statique mâle attitude.

Il l'aime, elle non. Puis elle l'adore : il se détourne. De dépit elle en devient carmélite, qui ne saurait à ce titre aimer homme de chair. C'est ballot, car tout bien réfléchi, il est encore amoureux. Ah ben tant pis pour lui. Elle ne l'aimera désormais qu'en Dieu (bien qu'en y réfléchissant on ne sache pas trop en quoi elle l'aimait, avant). A défaut d'autre chose, le marquis tire violemment la tronche. On se demande pourquoi : de toute évidence, les échanges pornosexuels n'ont jamais été pour lui et la duchesse autre chose qu'un enjeu discursif. Littéraire, donc. Blablablablabla et reblabla. Une bien belle histoire fondée on l'aura compris sur l'annulation de toute possibilité de zizipanpan, et donc de plaisir, par les personnages eux-mêmes, à l'initiative de madame la duchesse.

Pour remporter cette interminable partie d'échec, Antoinette devenue soeur Thérèse finira par passer l'arme à gauche. Finement joué ! Voilà de fait qui élimine toute éventualité de rapprochement physique. Autant pour Montriveau, qui benoîtement conclut, précipitant à la mer le cadavre de l'être aimé : « Ah, tiens, ça ferait bien un poème, tout ça ».

Oui, décidément, tout n'est que littérature...A se demander d'ailleurs pourquoi on fait des films.



Ayant d'un seul coup d'un seul bazardé l'histoire et assouvi mon penchant moqueur, me voilà en condition de passer aux choses sérieuses : les présupposés du film.

Le thème littéraire de la passion, courant dans le théâtre du 17ème, est, comme on dit dans les magazines de mode ou de déco, ici revisité. Rivette est tout de même un homme de son temps : il sait que la passion ne relève pas d'un destin édicté par les dieux, ni d'une quelconque contrainte liée à la société. Question d'époque, en l'absence de transcendance et de normes sociales drastiquement établies, le sentiment passionnel se trouve ramené à l'intériorité du sujet, à son psychisme.

Toute la question est de savoir si la dite intériorité du sujet existe : ne serait-il pas, le sujet, jusque dans les tréfonds de ses profondeurs intimes, un être essentiellement mondain, à tous les sens du terme ? Ne serait-il pas, le sujet, un vide fantoche vivant en société, réduit de ce fait à n'incarner qu'une suite de personnages ? Une problématique bien sartrienne, qui recèle cet arrière-goût de nostalgie propre aux questionnements vaguement désuets.


Au théâtre ce soir : le plateau et les coulisses

Ne touche pas la hache emprunte clairement aux codes du théâtre, transposés à l'écran. Ce passage permet d'obtenir une vision panoptique du dispositif dramatique, incluant la scène, les coulisses, le public, les acteurs, les personnages et les techniciens.

Les deux versants du dispositif scénique, scène et coulisses sont intégrés aux lieux, Paris et Majorque. Le salon de bal, le boudoir d'Antoinette, l'église de Majorque sont la scène ; le carmel et le lieu où Montriveau entraîne clandestinement la duchesse représentent les coulisses. Après son enlèvement, Antoinette, les yeux bandés se trouve en effet soudain propulsée...dans la salle de bal qu'elle venait de quitter. L'endroit secret où elle a été brièvement séquestrée représente donc l'envers du décor, tout comme le carmel. Ces fonctions spatialement distinctes (ce qu'il y devant face au public, ce qu'il y a derrière que le public en théorie ne voit pas) ne sont pas fixes néanmoins, les coulisses pouvant se transformer en plateau le temps d'une scène, comme lorsqu'Antoinette interprète soeur Thérèse...



Le public

Pour qu'il y ait représentation, il faut également un public, rôle que les domestiques Julien et Lisette endossent avec bonne grâce. Que ce soit au théatre ou au cinéma, les serviteurs sont traditonnellement présents dès que s'exerce la critique d'une société de classe. Que seraient La règle du jeu de Renoir, Gosford park d'Altman, les pièces de Molière sans le petit personnel ? La gent ancillaire, qui vit dans l'intimité des maîtres, est la mieux placée pour permettre au spectateur d'accéder aux intentions cachées de ces derniers, à leurs inavouables coucheries, aux petites saletés pulsionnelles qui les animent et que l'hypocrisie sociale les pousse à masquer. Les domestiques symbolisent les dessous de l'affaire, des dessous un peu cracra qui ne nous sont accessibles, à nous spectateurs, que parce qu'ils nous en parlent. Or, dans La hache, si Julien et Lisette voient tout, entendent tout, ils ne disent mot. Nous ne savons jamais ce qu'ils pensent, ce qui barre l'accès à la supposée « vérité » qui animerait leurs maîtres. Ce silence, ces rôles muets ne sont bien sûr pas anodins, renvoyant à ce dont il est réellement question dans le film : l'absence d'intériorité, le vide du sujet qui est le moteur même de son désir.


Les techniciens

Julien et Lisette, très polyvalents, sont par ailleurs techniciens du spectacle, éclairagiste accessoiriste (« Julien, les lumières ! ») et maquilleuse coiffeuse (« Lisette, ma brosse ! »), complètant ainsi l'ensemble du dispositif théâtral.


Les comédiens

Tout ce dispositif ne prend vie qu'avec les comédiens, Guillaume Depardieu-Montrivreau, Jeanne Balibar-Antoinette. Celle-ci, seule dans son boudoir, répète son rôle : placement dans l'espace, postures, choix du costume etc. Le texte, elle le maîtrise, pas besoin de le travailler. Le choix de la robe est plus problématique. Elle sera finalement non pas rouge (symboliquement trop explicite) mais blanche et virginale, perversement désirable. Le personnage de la coquette est maîtrisé, ah oui, parfaitement. Rien que de très classique, à ceci près : la coquette old style posséde malgré tout un fond authentique, une vérité des sentiments qui se dévoile à un moment ou à un autre derrière le jeu de séduction. Rien de comparable ici, Antoinette enchaînant les personnages les uns après les autres, jouant jusqu'au bout les trois rôles qu'elle s'assigne, la coquette, la femme prise de passion, la carmélite ayant renoncé au monde. Ce dernier personnage lui permet de s'exercer à un registre nouveau pour elle, celui du sublime. Le texte est exalté et mystique, le costume criant de sobriété, l'éclairage à elle seule destiné. Comme dit Montriveau caché dans l'ombre, qui lui donne déséspérement la réplique : baratin que tout cela. De fait.



La supposée vérité d'Antoinette semble ne jamais pouvoir apparaître, ou alors furtivement. Lorsqu'elle se rend chez Montriveau sans oser frapper à sa porte, on la voit dehors (boulevard d'enfer !), sans costume de parade, sans public, dans le froid et le vent, désespérée. Il est significatif que cette seule et courte scène où elle se trouve en extérieur nous cache à la fois son visage et son corps : lorsqu'Antoinette n'a pas de rôle, on ne la voit plus et inversement.

Pour dire les choses en langage moderne, la duchesse est une superbe hystérique qui n'agit que dans la mise en scène de soi, qui n'existe que par les regards posés sur elle, regard qu'il s'agit de séduire, de manipuler. Quid de ses sentiments, nul ne le sait, et surtout pas elle-même.


Hystérie et photogénie

L'hystérie, notion théorisée par Freud, apparaît au 19eme, reliée à la féminité et à la bourgeoisie. Soyons clairs : je parle ici du concept d'hystérie, non de la réalité de l'hystérie, laquelle a effectivement de tout temps existé, indépendamment du sexe, de la classe sociale et de l'ethnie. Le concept pré-freudien et freudien d'hystérie relie cette pathologie psychique à la répression du désir féminin, à la réduction bourgeoise de la femme à n'être que « l'épouse ou la maîtresse ou la fille ou la veuve ou la mère de... », toujours référée à un homme pour exister socialement. Cette situation d'assignement symbolique les pousse de fait à surjouer les quelques rôles qu'on leur concède, à les surinvestir.

Curieux et significatif que l'apparition du concept d'hystérie soit conjoint de l'invention de la photographie et du cinéma, permettant de fixer dans le temps les magnifiques exhibitions de ces comédiennes malgré elles. Rivette fait-il ici autre chose, filmant ces visages crûment éclairés, où se reflètent des larmes de glycérine ? Plus l'expression des sentiments est ostensible, moins il est possible de définir la nature de ces sentiments, ni même leur existence.



La hache, mmmm ?

Mais qu'en est-il de Montriveau ? Car l'homme nous l'avons vu est tout sauf hystérique, suintant l'intégrité et l'authenticité ; il donne à voir une profondeur opposée à la superficialité de la duchesse. Oui, Montriveau incarne une vérité de soi qui fait cruellement défaut à Antoinette. Il ne ment pas, ne joue pas, annonce la couleur (ne t'avise fillette de toucher à la hache), se livre d'un bloc. Il a un point commun pourtant avec l'objet de sa flamme : chacun est animé d'une farouche soif de possession de l'autre. Mais il a sur elle un avantage essentiel, le pouvoir symbolique que lui reconnaît la société puisqu'il est à la fois homme et glorieux soldat. Antoinette, réduite à son néant de perruche de salon, aimerait ravir cette valeur qui lui est refusée en tant que femme.

La frustration sexuelle, l'humiliation de la virilité de Montriveau constituent un excellent moyen, et en réalité le seul à sa disposition, pour faire de cet être valeureux une lavette informe et pathétique. Montriveau, qui est intelligent, finit par le comprendre. Son allusion à la hache, par delà la déclaration de guerre qu'elle implique, est pain béni pour le psychanalyste sauvage : quel merveilleux instrument contondant que la hache, n'est-ce-pas, tout prêt à trancher net le phallus (lequel désigne, je le rappelle, non pas le sexe masculin mais le pouvoir symbolique). Car c'est bien ce qu'Antoinette a voulu faire, prendre la hache et trancher le phallus.

La mort d'Antoinette au carmel, dont nous ignorons la cause, peut faire l'objet de quelques supputations : Antoinette cloîtrée est soustraite au regard, et aussi à l'oreille, contrainte au silence. Nul homme ne la voit, nul homme ne l'entend. Soeur Thérèse n'a plus personne à séduire, pas même Dieu qui commence à mourir en ce 19ème siècle, ainsi que l'énoncera Nietzsche quelques décennies plus tard.

Il n'y a plus d'arrière-monde, le sujet est renvoyé à son vide structurel que masquent efficacement les oripeaux arborés en société. Balzac en a fait une oeuvre littéraire, La comédie humaine. Rivette en a fait un film aussi joli et suranné que les robes de Jeanne Balibar, aussi bavard, parisien et auto-centré que ceux qui le révèrent.

Publié dans Analyses

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