Qu'un seul tienne et les autres suivront

Publié le par zarzuela

 Parloir libératoire

 

Léa Fehner pour son premier long-métrage s'attaque au thème de la prison, privilégiant une approche particulière, celle des visiteurs. Soit donc trois personnages, qui chacun par un chemin particulier vont se retrouver dans un même espace, le parloir, occuper une même fonction, aller voir un détenu. Leurs motivations à se rendre en un tel lieu sont non seulement différentes, mais encore essentiellement hétérogènes : l'amour pour Laure, la pulsion de comprendre le meurtrier de son fils pour Zorha, l'espoir d'enfin prendre sa vie en main pour Stéphane. Leur point commun néanmoins est que, ce faisant, ils vont chacun être confrontés à une étape décisive de leur vie, à leur propre désir et à leurs propres limites. Aux choix que suppose l'existence en somme.

 

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Précipité temporel

L'enfermement carcéral condense en effet les relations aux autres en un précipité limité dans le temps et l'espace, strictement défini par le cadre même du parloir : l'essence même de la relation débarrassée des oripeaux sociaux (qui laissent toujours du temps et de la place) apparaît alors dans toute sa crudité, comme en témoignent les bribes de conversation entre détenus et visiteurs qu'on saisit au vol pendant de très beaux travellings le long des cellules de visite. Un tel vecteur est donc narrativement passionnant, permettant de saisir le temps d'un film le début et la fin d'une histoire entre deux personnages (que l'on connaît déjà à l'avance, en ce qu'elle est inscrite, pour nous spectateurs, dans ses prémisses mêmes), de précipiter en quelque sorte dans le temps ce qui sinon pourrait indéfiniment durer. La prison, donc, comme un gros bloc de béton gris accélérateur de particules émotives, de résolution de névroses. Car les personnages du film présentent tous à des degrés divers des symptômes : c'est le mal-être de l'adolescence qui pousse Laure, jeune bourgeoise lambda dans les bras d'une petite frappe issue du peuple, c'est la compulsion de répétition qui condamne Stéphane à zoner perpétuellement entre chcoumoune, boulots perdus et pathétique parasitage de sa mère, c'est le deuil de son fils qui détruit à petit feu Zorha.

 

Révolution

Et dès le début, nous savons, nous, que Laure et Alexandre, ça ne peut pas marcher, pour de très peu glamourous raisons de classe, que Zorha n'aura jamais de réponses aux questions qu'elle se pose sur la mort de son fils et que, fort probablement, Stéphane est abonné à la loose pour le restant de ses jours. Pourtant, tout n'est pas définitivement fixé, et ce sera le personnage de Stéphane qui en sera la preuve, accédant paradoxalement à une liberté qu'il n'a jamais eue, à l'affirmation inattendue de soi par le fait de devenir détenu. Est-ce pour cette raison que son histoire semble plus intéressante que celle des autres, parce qu'elle témoigne d'une marge de manoeuvre dont Zorha et Laure ne disposent pas ? Toujours est-il que Stéphane, miséreux et triste, marqué par une extrême passivité, sera le seul personnage à faire montre d'une réelle évolution, voire d'une révolution, suivant un chemin fait de reculades perpétuelles avant un ultime et décisif sursaut en complète contradiction avec tout ce qu'on a pu voir de lui. Faisant preuve de liberté donc, alors qu'il semblait bien être le moins libre des trois.

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L'instrument de cette révolution, quel est-il ? Notons tout d'abord que le lien entre la prison et chacun des personnages principaux se fait via un passeur, personnage secondaire qui va permettre de pénétrer ce lieu où ils n'ont a priori pas le droit d'entrer. Laure, parce qu'elle est mineure, fait appel à un jeune médecin, Antoine pour l'accompagner. Zorha va manipuler la soeur du meurtrier de son fils pour justifier une visite à ce dernier. Stéphane s'introduit en prison par le biais de Pierre, truand local qui lui propose contre argent de prendre la place d'un détenu de ses amis. Là encore, Stéphane se démarque, étant le seul à ne pas se rendre à la prison de sa propre initiative, étant aussi le seul destiné à rester à l'ombre une fois le temps du parloir écoulé. Oui, c'est décidément à lui qu'il faut s'attacher, c'est lui le personnage essentiel du film : il bénéficie non seulement du relais que lui passe Pierre de façon très brutale, mais aussi d'un autre élément, la relation tumultueuse qu'il entretient avec Elsa, son incontrôlable et clairvoyante petite amie. Deux moteurs au lieu d'un, il lui fallait bien ça. Car Stéphane est du genre indécis, opposant une inertie terrible à tout ce qui tente de le faire bouger. De façon significative, la scène où il accepte le marché avec Pierre nous reste délibérément cachée, filmée quasi-hors champ : les deux hommes masqués par un camion qui passe, sont filmés de loin, invisibles et inaudibles. C'est uniquement le spectateur qui déduit que le marché a bien été conclu.

 

Stoa

Pierre et Elsa sont en réalité non seulement des passeurs mais aussi de fins psychologues, pratiquant la violence et la séparation comme media de transformation. « Ne te laisse pas envahir par l'extérieur » intime Pierre à Stéphane lors d'une véritable scène de répétition théâtrale pendant laquelle celui-ci doit apprendre à jouer le rôle du détenu dont il doit prendre la place. Cette leçon de stoïcisme (cultiver cette forteresse intérieure qu'est l'âme, inaliénable) est délivrée à la schlague par Pierre, qui enseigne à Stéphane une leçon express de l'école du portique : en prison, il faut être capable de chier devant tout le monde et de se faire taper dessus. Autrement dit, il faut savoir faire abstraction du corps pour préserver l'essentiel, l'esprit conscient de sa force. Etrangement, c'est ce détachement vis-à-vis du corps qui fera qu'on peut devenir quelqu'un (d'abord quelqu'un d'autre par identification, puis dans le cas de Stéphane, finalement soi-même).

 

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Répétition générale

Revenons à la scène de répétition : Pierre, en directeur d'acteur pervers, tyrannique et violent, s'apparente bien à un véritable metteur en scène, du moins à l'image qu'on en a, Stéphane à un comédien débutant et peu motivé, hésitant à sortir de lui-même. Pourquoi ce parallèle évident avec l'univers du théâtre et du cinéma ? Il y a comme on dit sans doute le vécu de la réalisatrice, mais pas seulement. Prendre l'apparence gestuelle de quelqu'un d'autre peut être un moyen de devenir soi-même si la tâche est impossible autrement. Mais pour cela, la violence exercée sur le comédien ne suffit pas, même si Stéphane réussit à s'identifier à son bourreau lors de la scène où il tabasse celui qui a volé son scooter. L'autre moteur de Stéphane sera en réalité Elsa, qui le plante là au bout d'une énième dispute. Cette séparation qui renvoie Stéphane à son inertie intrinsèque, à son insoutenable passivité, sera le catalyseur de son évolution. Il ira voir Elsa, lui demandant en une phrase de faire un choix. Pour la première fois il agit, et pour agir, il n'a pas d'autre possibilité que de ne plus être celui qu'il a été. Il est significatif que son changement se manifeste par une réappropriation de son propre désir et donc de son corps : pour la première fois, juste après le retour d'Elsa qu'il a provoqué, on le voit faire l'amour. Affirmation de son activité qui passe donc par l'épreuve de l'altérité jouée : s'il peut jouer à être quelqu'un d'autre, s'il peut se désengluer de lui-même, il peut être plus libre et plus fort. La révolution finale qu'il effectue sera vraiment de son propre fait, indépendante des sollicitations extérieures.

 

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Où sont les femmes ?

Soit me diras-tu, lecteur ami, mais quid des deux autres personnages ? En y réfléchissant, j'en arrive à la conclusion suivante : Léa Fehner doit préférer les hommes aux femmes. J'en veux pour preuves les relations entre Zorha et sa passeuse, Céline, la soeur du meurtrier de son fils. Les scènes entre les deux femmes, immanquablement lacrymales, sont les seules du film qui soient ratées : l'air métaphysique, la larme à l'oeil et les sanglots systématiques, ça lasse très vite. Laure, entourée de deux hommes, est plus crédible, et le fait que son personnage soit plus simple que celui de Stéphane tient à son jeune âge et à sa classe sociale : elle déjà une place dans la société, contrairement à lui, et donc moins de possibilité de dévier de sa trajectoire. Que le jeune médecin l'embrasse après sa rupture avec Alexandre est dans l'ordre des choses, de même que son incapacité à se projeter comme visiteuse de prison au long cours, petite amie d'un caractériel aux marges de la société : le déterminisme social a ses lois, que la prison, lieu inhospitalier, brutal et hurlant, a eu tôt fait de lui rendre conscientes. Les couleurs froides du film, le gris de l'univers carcéral, le gris de la vie des zonards, ce n'est pas pour elle, ce n'est pas raccord avec le rose bonbon de l'amour romantique : les visites en prison lui auront à elle aussi indiqué sa place, et le choix à faire.

Et Zorha ? C'est la moins bien lotie, celle que le parloir a impitoyablement renvoyée à son impasse, l'impasse du deuil infaisable de son fils. Comme le personnage de Papicha dans Viva l'Aldjerie, qui pleure infiniment son époux mort en dansant sur Cheba Djanet au bord de la mer (scène que l'on retrouve dans Qu'un seul tienne), Zorha est une endeuillée perpétuelle que même la prison n'a pas su aider.

 

 

Publié dans Analyses

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