La fille la plus heureuse du monde

Publié le par zarzuela

 Ciné-réalité


Voilà un film dont tous les « événements », lesquels existent essentiellement sous forme de bons mots ou de disputes, événements strictement langagiers donc, figurent dans la bande-annonce. Est-ce à dire pour autant qu'on saurait se dispenser de la vision de La fille la plus heureuse du monde ? Que nenni, que non point. Car c'est précisément dans les creux, dans le non-événement que se situe son intérêt et sa raison d'être. Si je me fie au dossier de presse contenant une interview du réalisateur, Rasu Jude, celui-ci semble bien en peine de formuler de quoi traite son film. Raison de plus pour s'y pencher, rien n'entravant davantage la réflexion que des intentions clairement annoncées.

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L'histoire tient en quelques lignes : Délia, rondelette et ingrate jeune fille débarque de sa province flanquée de ses parents, roumains ploucs-moyens. Leur arrivée à la capitale se justifie par le fait que leur fille a gagné une logan grâce à une marque de jus d'orange et qu'elle doit tourner une pub en lien avec ladite marque. Cette journée de canicule passée à Bucarest sur un tournage rien moins que palpitant nous sera donc montrée dans toute sa vacuité, laquelle se manifeste entre autres par de longs moments d'attente, et par la répétition ad nauseam d'une seule et même scène parfaitement grotesque. Entre chaque moment de tournage, Délia se dispute avec ses parents qui veulent vendre la voiture, qu'elle entend pour sa part conserver.

 

Corpus hominis

D'emblée, le réalisateur centre le propos sur le corps, le corps dans toute sa dimension craspèque et vaguement répulsive, entre boutons d'acné, odeurs sui generis, ovaires douloureux, moustache épilée, nausées, et j'en passe...Délia elle-même est massive, et la première scène, un long plan-séquence nous la montre recroquevillée à l'arrière de la voiture, repliée sur ses règles douloureuses. Son malaise adolescent passe par le corps : « tu as mal aux pieds, et ça te porte sur les ovaires », lui explique sa mère avant de conclure « c'est notre lot à nous les femmes, mais ça passe après le premier accouchement ». L'existence racontée au niveau du biologique, c'est quand même quelque chose...

Cet étalage du corps se retrouve chez les techniciens du tournage, jamais à court d'une blague de cul évidemment centrée sur la mention grassement répétée des organes génitaux masculins et féminins. Le corps féminin comme somme de petits tracas pas ragoutants, le corps masculin comme sexuel. Tout ceci s'inscrit dans un fort attachement à la réalité, étant entendu que ce terme désigne ici les objets sensibles, ce que nous percevons, comme précisément le corps des autres dans ses odeurs, ses disgrâces, ou son propre corps comme lieu de malaise psycho-organique.

 

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Rien que le réel

Le genre cinématographique qui s'attache à décrire le réel s'appelle documentaire : la fille la plus heureuse pourrait donc tout à fait se considérer comme un documentaire intitulé «  Le tournage d'un film (publicitaire ou pas), c'est très chiant ». La fille la plus heureuse est en effet un film sur un film, sur le cinéma montré dans toute sa dimension bouffonne. Est-ce comme j'ai pu le lire partout une charge contre la publicité, contre la déviance qu'impose la société de consommation à la création artistique, contre le passage au capitalisme ? Ce serait bien pratique, satisfaisant toutes ces petites tendances altermoncul qui hantent le journalisssse de base, tout en donnant une grille de lecture pas trop compliquée de l'intellect et adaptable à nombre de sujets.

Mais franchement, je ne crois pas: ce qui est bouffon en soi, c'est de faire mimer le bonheur 40 fois de suite à quelqu'un quel qu'il soit. L'usage (l'abus !) du jus d'orange dans le film ne fait qu'accentuer un effet de ridicule contenu en soi dans le métier d'acteur, dans l'artifice que constitue intrinsèquement le cinéma.
Si le réalisateur montre des corps disgracieux, c'est pour montrer ce que le cinéma ne montre pas, ou plutôt pour le montrer d'une façon inhabituelle au cinéma. Il n'y a chez Radu Jude aucune volonté de transcender le quotidien, d'en faire un signifiant renvoyant à autre chose que lui-même : les corps et les fringues de Délia et de ses parents sont laids tout court, comme le sont les gens dans la vraie vie, leur provincialisme beauf ne signifie rien, si ce n'est lui-même. En cela, on est au plus près de la réalité telle qu'on la voit dès qu'on sort dans la rue.


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Il m'a semblé qu'une grande part d'improvisation était laissée aux acteurs, ce qui explique l'aspect extrêmement répétitif des dialogues, reflet de la répétition de la scène qui donne son titre au film. Et là encore, que fait-on dans la vraie vie lorsqu'on attend ? De grandes réflexions sur l'ordre des choses et l'aspect fugitif des choses de ce monde ? Non, on s'emmerde, et on ressasse ses petits soucis quotidiens. Eventuellement, on a même le temps de se rappeler qu'on a mal à ses hémorroïdes.

 

De la difficulté d'être cinéaste

La bande-son s'inscrit clairement dans cette approche au plus près du réel, sons qui donnent l'impression d'avoir été captés au vol et transmis tels quels, sons bruts de la rue et de conversations en arrière-fond, et par l'usage de plans-séquence filmé à moyenne distance. Dans cet effet réside à mon arrogant avis l'intérêt de ce film, qui n'a finalement qu'un rapport secondaire avec l'histoire qu'il raconte. La réalité, petite, mesquine, chiante, dans laquelle nous nous dépatouillons tous, et encore davantage les réalisateurs de cinéma qui sont censés en faire quelque chose de grand, d'élevé, d'intéressant en gommant tous les vides du réel. Voilà, c'est ça : Radu Jude transgresse ici une des lois fondamentale du cinéma, qui consiste à travestir le réel, à le déformer donc, pour lui donner un contenu qu'il ne possède pas. Radu Jude montre la vacuité de la réalité, et du même coup, celle du cinéma. L'air de rien, c'est chié, comme disait un chien de mes connaissances en lisant Kant.

 

 

Publié dans Chroniquettes

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